Photo à la une © Jente Waerzeggers
Club emblématique de Bruxelles depuis 1994, le Fuse célébrait récemment ses 30 ans. Après avoir publié Party Flyers and More, un ouvrage consacré au duo de DJs Smos & Baby Bee, le journaliste multifacette et DJ spécialiste de la scène belge Koen Galle dévoile une véritable encyclopédie du Fuse. 30 Years of Making Noise : un récit historique passionnant, riche en témoignages, photographies et flyers... 352 pages qui retracent l'évolution d’une institution ayant marqué plusieurs générations de DJs et de clubbers. Rencontre avec son auteur.
Peux-tu te présenter et nous parler de ton parcours ?
Je m'appelle Koen, je suis journaliste, DJ, label owner et entrepreneur pour résumer. Ma passion pour la musique électronique remonte à la fin des années 90. En Belgique, j'ai principalement travaillé comme DJ, en radio pendant plusieurs années, puis j'ai commencé à écrire en 2014 notamment pour Red Bull Music et la Red Bull Music Academy. J'ai aussi participé à un autre projet de Red Bull : The Vinyl Frontier, où j'écrivais sur la culture du vinyle. À partir de là, mon travail de journaliste s'est élargi et j'ai contribué à rédiger pour divers structure comme le Listen Festival.
Aujourd'hui, je continue de travailler dans le domaine de la communication, notamment pour le club C12. J'ai lancé une maison d'édition appelée AfterClub car après avoir écrit pour d'autres médias j'avais envie de créer mon propre projet. Ma première publication majeure a été un livre consacré à une collection de flyers de DJs belges des années 90 : Smos et Baby B. Figures emblématique de la scène électronique, résidents au Café d'Anvers pendant dix-huit ans et quatre ans dans la salle Motion du Fuse, ils ont joué un rôle crucial dans le développement de la house en Belgique. J'ai inclus de nombreux flyers de leurs événements au Fuse et l'équipe du club m'a proposé de réaliser un livre pour célébrer ses 30 ans.
Tu évoques ta carrière de DJ. Peux-tu nous en dire plus ?
J’ai maintenant 41 ans, j'ai commencé à mixer à l'âge de 17 ans donc cela fait presque 25 ans. Ma carrière a vraiment commencé à prendre forme vers la fin de mes 20 ans et jouer au Fuse a été très important à cette époque. La première fois, c’était en 2012 ou 2013. À ce moment-là, j'ai aussi commencé à travailler pour Studio Brussels, qui était la principale station de radio alternative en Flandre. J'avais une émission de radio chaque samedi soir là bas et après moi venait Raving George, aujourd'hui plus connue sous le nom Charlotte de Witte. On faisait de la radio ensemble le samedi soir, c'était vraiment sympa !
Comment s'est passée la collaboration avec le Fuse autour d'un livre ?
Steven Van Belle, le directeur artistique, m’a dit un jour qu’il avait emporté mon précédent livre en vacances. Quand il est revenu, il m’a expliqué qu’il avait appris plein de trucs sur le club ! Cela faisait cinq ans qu'il avait commencé à travailler au Fuse et il m’a proposé de faire un livre pour les 30 ans. Il m’a donné carte blanche, donc j’ai eu la liberté totale de créer ce que je voulais.
L’idée était de réaliser un livre historique. Il y a tellement d’histoires à raconter ! Il existe de nombreux ouvrages sur des clubs : comme Fabric à Londres, Tresor à Berlin ou encore De School à Amsterdam, chacun avec son style. Je voulais que celui-ci soit plongé dans son passé. J’ai cherché à mettre en avant les histoires les plus marquantes, souvent autour de la musique mais aussi des personnes qui font l’âme du lieu. L’histoire de Conchita, par exemple, une femme espagnole qui a immigré à l’époque de Franco. Elle est venue travailler à Bruxelles et par chance elle a débarqué au Fuse, où elle travaille encore aujourd’hui alors qu’elle approche des 80 ans ! Une histoire impressionnante, non ? C’est ce genre de récits que je voulais raconter, car ce sont ces histoires qui expliquent pourquoi le club est toujours là aujourd'hui. Il y a tellement de gens qui, depuis le premier jour, sont restés fidèles et qui travaillent toujours là.
Combien de temps as-tu mis pour mener à bien ce projet ?
Il m'a fallu environ un an. La demande m'a été transmise en décembre 2023. En février 2024, je suis allé passer une semaine sur place, pour parcourir les archives et les mettre en ordre. Un travail assez particulier. Ce qui est intéressant c'est qu'on a proposé à la ville de Bruxelles de recueillir les archives en cadeau. Ils ont accepté, ce qui est déterminant car cela permet à la ville de conserver aussi cette histoire, "moins formelle".
En acceptant, d'une certaine manière, ils ont reconnu le Fuse et la culture de la vie nocturne comme faisant partie de la culture de la ville, tout comme l'opéra ou la musique classique. L'ensemble des archives a été numérisé. Je crois que ces dernières années, surtout après la pandémie de COVID, beaucoup de gens ont pris conscience de l’importance de la vie nocturne. Les clubs ont été les premiers à fermer et les derniers à rouvrir. Cette expérience a changé la perception des gens et des gouvernements sur la manière de traiter les clubs et la culture nocturne.
Quelle a été ta méthodologie ?
J'ai commencé par faire des recherches à travers les médias des années 90. Aujourd'hui, tout est numérique, mais à l'époque, notamment au début des années 2000, Internet n'était pas comme celui d'aujourd'hui. Il était donc crucial de fouiller dans les anciens magazines et journaux pour avoir une idée de ce qui se passait. Heureusement, il y avait un magazine bilingue très important en Belgique : Out Soon Magazine, publié chaque mois de 1992 à 2006. Il couvrait énormément de sujets liés à la scène musicale et chaque numéro contenait un agenda des événements à venir, y compris de nombreux articles sur le Fuse. Cela m'a permis de compiler toutes les programmations du club sur trois décennies.
Ensuite, j'ai interviewé environ 60 à 70 personnes, y compris des DJ résidents, des artistes et des membres du personnel pour recueillir leurs témoignages et leurs perspectives. À l'aide de formulaires, j'ai pu poser des questions à un large éventail de personnes car il m'était impossible de discuter directement avec tout le monde.Cependant, avec des figures comme Carl Craig ou Dave Clarke, j'ai pu organiser des appels vidéo, des entretiens par email et des discussions en personne pour approfondir certains aspects de l'histoire du club.
Fuse is a testament to the theory that
« important »
things have a lasting power. The unique chemistry of a well-educated audience, intuitive production, and a steady diet of masterful DJs through great curation make the club one of the best in the world. Being invited many times over the decades, I’ve never known The Fuse other than being a wild and adventurous atmosphere––it’s addictive.
(Jeff Mills, 2024)
Peux-tu nous donner un aperçu du contenu du livre ?
L'idée est de raconter l'histoire de manière chronologique. Au début, vous découvrirez tout ce que vous devez savoir avant 1994, c’est-à-dire ce qui s’est passé avant la naissance du Fuse. L’objectif est de comprendre comment la scène nocturne en Belgique était organisée à l’époque, à quel point elle était encore petite, quel genre de musique était populaire et à quoi ressemblaient les clubs. Le fondateur dirigeait d'ailleurs une autre boîte de nuit, avant de lancer le Fuse, en Flandre-Occidentale. J’ai également écrit sur les Marolles, le quartier où se situe le club et où vivaient de nombreux immigrés espagnols et mené des recherches sur l’histoire du bâtiment lui-même. Autrefois une discothèque espagnole, puis un cinéma, un magasin de meubles et au tout début, une sorte de club, ce que l'on appelait à cette époque une salle de bal, un lieu très ancien qui date de plus d'un siècle.
Puis, en 1994, on rentre dans le vif du sujet. Les protagonistes expliquent, à travers leurs citations, comment ils ont surmonté les difficultés des premières années. C'est là que le livre se concentre vraiment sur les détails des dix premières années : comment les choses se sont passées, pourquoi elles se sont passées ainsi. Je veux déconstruire le mythe souvent répété selon lequel le Fuse aurait été un club techno qui a explosé en 1994 avec l’essor de cette musique. La réalité, c’est que les débuts n’étaient pas aussi simples. Ils ont commencé avec de la techno expérimentale, en 1994 il s'agissait encore d'un genre niche. C’était un peu de Richie Hawtin, de Jeff Mills, de Laurent Garnier et quelques autres pionniers, mais c’était encore petit à l’époque.
Le Fuse et Bruxelles ont été parmi les premiers à s’impliquer dans cette scène. Le club attirait à peine 200 personnes, parfois même 100. Pas assez pour le faire tourner. Ils ont donc dû repenser leur approche et trouver des solutions. Heureusement, des artistes comme Laurent Garnier ou Luke Slater, qui avaient déjà une carrière en pleine expansion, ont commencé à sortir de la musique qui attirait de plus en plus de monde. La techno est devenue plus populaire et des groupes comme les Daft Punk ont contribué à l'émergence de la musique électronique, jusqu'à ce qu’elle devienne presque une musique pop. La radio en Belgique a aussi soutenu cette évolution, après plusieurs essais avec la trance et la bass music allemande. Finalement, c’est la techno qui a explosé. Il est central de comprendre ces étapes. Ensuite, à partir de 2013-2014, la scène a vraiment changé, avec la mondialisation de la musique électronique, l’arrivée de managers, l’augmentation des cachets des DJs, mais aussi l’émergence de nouvelles stars. Parmi celles-ci, l’ascension des DJs femmes. Mais pourquoi n’étaient-elles pas aussi présentes auparavant ?
Pour finir, le club a dû faire face à des problèmes historiques avec ses voisins. En plein centre-ville, c’est toujours délicat avec les plaintes pour bruit, les gens dans la rue, le système sonore...Ces problèmes existent depuis le début et il est déterminant que la vie nocturne soit prise au sérieux par la ville et par les autorités, afin de résoudre ce genre de problématiques. D'un point de vu de la localisation géographique, comment gérer ces espaces ? Quelle place doit-elle occuper ? Ce sont des questions auxquelles il faut répondre. C’est un sujet qui se pose aussi à Paris, Londres, Berlin... Il faut des espaces où les gens peuvent vivre leur expérience sans déranger les autres. Bien sûr, tu veux que tes voisins puissent dormir, mais d’un autre côté tu veux aussi t’amuser, faire du bruit. Mais tu ne veux pas que ce soit dans une zone industrielle, loin de tout et sans contrôle, ce qui n’est pas facile... La réponse doit venir de la société dans son ensemble.C’est un enjeu important que je voulais aussi aborder. Il faut vraiment réfléchir à tout cela pour trouver un équilibre.
Cet ouvrage relève aussi d'une approche sociologique n'est ce pas ?
Complètement, oui. L'idée était de comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi, en prenant du recul et en analysant ce qui s’est déroulé il y a 20 ou 30 ans sous différents angles. Des sujets plus délicats comme les abus de drogues ou abus sexuels. Dans les derniers chapitres, je souhaitais traiter de ces questions de manière honnête. Ces événements ont eu lieu, il est crucial de les aborder même si ce n’est pas toujours agréable.
Qu'en est-il des photos ?
J'ai trouvé certaines archives directement au club, mais la plus grande et la plus intéressante source provient d'un photographe belge. Je l'ai rencontré un peu par hasard. Il avait stocké toutes ses photos dans le sous-sol de sa maison. Ce qui est drôle, c'est qu'il était le photographe principal dans les années 90 jusqu'en 1998 et tous les autres photographes des années 2000 ont perdu leurs photos numériques. À cette époque, les gens commençaient à prendre des photos numériques mais lui utilisait encore l'analogique. Ses archives étaient donc complètes avec tous les négatifs qu'il a commencé à scanner. Ses photos sont vraiment magnifiques, elles capturent parfaitement l’essence de l’époque. Nous avons également utilisé des images plus récentes.
Quel a été le principal défi auquel tu as été confronté lors de l’écriture de ce livre ?
L'abondance d'informations. Trente ans, c'est vraiment long et il y avait tellement d'histoires à raconter. J'avais à cœur de donner la parole à tout le monde. Les histoires des musiciens et des DJs sont plus faciles à raconter, elles sont évidentes. En revanche, il ne faut pas oublier celles des autres personnes sans qui tout ça n'aurait pas été possible : la sécurité, les ingénieurs lumière, du son, les physionomistes, les barmaids, barmans... Je voulais que tout le monde se sente valorisé et impliqué à travers ce projet. C'est vraiment cela qui a été mon plus grand défi : intégrer tout le monde.
As-tu une ou deux anecdotes mémorables /drôles à partager ?
Il y en a une que j’aime particulièrement, à propos de Radio Crystal. Une ancienne station de radio de Bruxelles située au vingt et unième étage d'un immeuble. Ce n'était pas illégal, mais c’était vraiment underground. Le genre de radio qui fonctionnait de manière très indépendante, loin des circuits traditionnels. Ce qui est intéressant, c’est que ce qu’ils faisaient à l’époque ressemble beaucoup à ce que fait aujourd’hui Kiosk Radio. En fait, on pourrait presque dire que Radio Crystal était un véritable précurseur. Dans le livre, nous avons même inclus une liste des membres de la station, avec les noms des DJs qui y ont joué, ainsi que quelques anecdotes amusantes. Par exemple, certains DJs résidents du Fuse, après leurs sets le matin allaient directement à la radio pour jouer de la musique after-hours pour les gens qui étaient sur le point de rentrer chez eux. À ce moment, au tout début d'Internet, sans SoundCloud ni services de streaming, si tu rentrais chez toi et que tu n’avais pas une collection de disques, que pouvais-tu écouter ? Des cassettes ou des CDs, peut-être, mais la radio était l'une des seules options disponibles. J’adore cette histoire, elle a un côté nostalgique et montre bien à quel point les choses ont évolué.
Une autre anecdote drôle concerne une fête qui a eu lieu en 1996, un peu comme une première version de Boiler Room avant l’heure. Ils ont essayé de connecter Bruxelles à Londres via Internet en organisant un événement où des DJs jouaient à Londres et étaient diffusés en direct au Fuse avec un écran vidéo. Une configuration assez complexe, surtout à l'époque. Ils ont réussi à le faire, mais la qualité de l’image et du son était vraiment médiocre...
Qu'en est-il des retours que tu as reçus ?
Jusqu'à aujourd'hui, les retours ont été très positifs mais je continue à me demander si j'ai bien réussi à inclure tout le monde de manière juste et respectueuse. Dans un lieu où la communauté est essentielle, il est crucial que chacun se sente inclus. Le livre est sorti le 6 décembre dernier et il ne reste déjà plus que 200 exemplaires des 2 000 initialement imprimés.
Quel a été ton moment ou ta période préférée au Fuse au cours de ces trente dernières années ?
Une bonne question... Eh bien, évidemment, la première fois que j'y suis allé. C'était tellement important pour moi, je devais avoir 19 ou 20 ans. Cela m’a ouvert les yeux. C’était une révélation, un véritable monde à part. Tout ce que je voulais devenir, tout ce à quoi je voulais appartenir. Plus tard, mon premier set là bas en tant que DJ a aussi été un moment marquant, une véritable impulsion. En tant que visiteur, j'y suis allé de nombreuses fois. C'est compliqué de se souvenir précisément de chaque nuit, mais il y a une énergie dans ces souvenirs, une sorte de magie.
Pour finir, quelle est ta vision de l’évolution future du Fuse ?
Il y a plusieurs réponses possibles lorsqu'on parle de son avenir et de son emplacement. Je pense que cela dépendra en grande partie de facteurs qui échappent au contrôle direct du Fuse, comme la ville de Bruxelles, le gouvernement et le quartier. Cependant, je ne vois qu’un avenir prometteur pour cette institution. Depuis ses débuts, ils ont su se connecter avec la nouvelle génération et continuent de le faire en proposant une programmation très variée chaque semaine. Ils ne se limitent pas à la techno old-school, mais explorent une grande diversité de genres musicaux. Il n’y a donc pas beaucoup de limites à ce qui est possible au Fuse et c'est ce qui rend cet endroit unique.
Retrouvez Fuse : 30 Years of Making Noise sur le site d'AfterClub Publishing. Pour l'avenir, Koen a plusieurs projets en tête, de nombreux éléments du passé qu'il souhaite raviver. Pour ne rien manquer de ses prochaines créations, suivez-le sur Instagram ou via sa maison d'édition.
Un article signé Luo Gouverneur (date de l’interview : vendredi 10 janvier 2025).