Fer de lance d’une politique toujours plus conservatrice, les mesures sur l’alcool mises en place par le parti du président Recep Tayyip Erdoğan incarnent le virage autoritaire et la fracture sociale qui ronge le pays depuis près d’une décennie.
Il y a quelques semaines, nous publiions les photos de Ege Uysal. Stambouliote de naissance, ce jeune photographe suit d’un oeil aiguisé les changements profonds que son pays subit. Alerte des enjeux qui se jouent en ce moment, il nous souffle : « Je crois sincèrement que continuer à nous amuser et à nous divertir constitue le fer de lance de notre protestation ».

L’année 2013, charnière dans le virage autoritaire que prend la Turquie, symbolise les manifestations appelées « de Gezi » (soulèvement populaire de grande ampleur contre le gouvernement en place) et les premières lois visant à limiter la consommation d’alcool. Si la question peut paraître anodine, elle incarne la politique conservatrice menée par Erdogan et son parti l’AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2001.
Dans un pays où la boisson nationale n’est autre que le raki, une eau-de-vie aromatisée à l’anis, l’interdiction de vente d’alcool mise en place entre 22h et 6h du matin fait grincer des dents une partie de la population. Étendue aux bars et aux clubs après le confinement, ces lois restrictives sont accompagnées depuis 2013 d’une hausse drastique des taxes sur les boissons alcoolisées. En 2018 par exemple, l’industrie de la bière a dû essuyer une flambée des taxes de 400%, même phénomène pour le raki à hauteur de 550% d’augmentation. Ces décisions, en plus de geler la vie nocturne, provoquent la colère de la frange laïque de la population qui soupçonne Erdogan de vouloir insuffler un style de vie religieux au pays. Prévue pour 2023, le résultat du scrutin présidentiel constituera un tournant majeur pour l’avenir du peuple turque.
Depuis 2013, Erdogan s’en prend au marché de l’alcool en imposant des taxes faramineuses et des interdictions de vente. En quoi sa politique a t-elle drastiquement changé en moins de dix ans ?
Depuis la résistance du parc Gezi, Erdoğan a durci sa politique néolibérale en prenant un virage encore plus conservateur et progressivement totalitaire. La raison principale était de conserver la majorité en menant des actions de division et d’exclusion afin d’intimider les sections laïques ou dissidentes de la société.
L’alcool est devenu une cible à ce moment précis, porté par le récit infondé du « Ils ont bu de l’alcool dans la mosquée » (l’une des attaques d’Erdoğan sur les manifestants de Gezi). Cette politique très stricte ne concernait pas uniquement l’alcool puisqu’elle visait aussi d’autres produits dans le but de renflouer les caisses de l’État au sortir d’une crise économique. Autrement dit, comme l’alcool a une demande inélastique sur le marché (ndlr : la demande varie peu en fonction de l’augmentation du prix), Erdoğan a pu consolider sa position conservatrice et l’utiliser comme une source de revenus pour redorer l’économie.

Quand sont arrivées les dernières lois restrictives ?
Au cours de la dernière décennie, les valeurs sociales et laïques de l’opposition ont été diabolisées et ignorées par le gouvernement en place. Le nombre de violences policières a fait un bon en avant, la liberté d’expression a reculé accompagnée d’une répression politique et d’une monopolisation du secteur du divertissement.
Les récentes restrictions à l’encontre de la culture du divertissement ont eu lieu pendant la pandémie. Bien que les restrictions temporelles sur l’alcool aient commencé en 2013, elles se sont étendues dans le temps. L’interdiction de vente le week-end, entrée en vigueur pendant la pandémie sous prétexte de prévenir la concurrence déloyale, s’est transformée au fil du temps en une interdiction quotidienne et a été accentuée par une hausse des contrôles et des contraventions.
Pour avoir un ordre d’idée, certains alcools sont-ils devenus hors de prix ?
Lorsque j’ai commencé à boire de la bière, il y a environ 12 ans, la bière coûtait 4,5 livres, aujourd’hui elle en coûte 32 (au 25 juillet 2022, 1€ est égal à environ 18 livres turque). L’été dernier, je me souviens que la bière coûtait environ 20 livres, mesurez vous même l’inflation… Avec la fin de la pandémie et la résurgence de la culture du divertissement, Erdoğan en a profité pour attaquer les marchés. Pour une personne de la classe moyenne comme moi, tous les spiritueux sont hors de prix et la quantité d’alcool, bière et vin exceptés, que j’achète par an a considérablement diminué. Aussi, la nouvelle génération préfère boire dans la rue et se rendre ensuite au pub pour écouter de la musique.
L’été dernier, alors que tous les lieux étaient encore soumis à de fortes restrictions, les rues étaient bondées et se sont transformées en véritables lieux de fête.
À ce jour, sur quels créneaux peux-tu consommer de l’alcool dans un bar/club ?
N’importe quand. Seulement, il est impossible de le faire toute la nuit en raison des prix exhorbitants. Aussi, puisque la loi sur l’interdiction de passer de la musique après 1h du matin dans tous les bars et clubs n’a pas été levée, l’escalade des prix continue d’augmenter jour après jour car les établissements se doivent de combler le manque à gagner.
Pour contourner la flambée des prix, on entend que la production de raki maison a le vent en poupe, c’est vrai ?
En effet, produire son propre raki maison est devenu assez commun. Certaines tavernes proposent même des options « apportez votre propre raki ». En fait c’est aussi dangereux que ça paraît amusant puisque l’alcool éthylique utilisé est souvent issu du marché noir et il n’est alors pas règlementé. Cela peut avoir des conséquences fatales. Il y a 5 ou 6 ans, le nombre de décès dus à la consommation illégale d’alcool avait explosé.
La rue est-elle alors devenue le nouveau lieu de fête ?
L’été dernier, pendant la période post-Corona, alors que tous les lieux étaient encore soumis à de fortes restrictions, les rues étaient vraiment bondées et se sont transformées en véritables lieux de fête. Cependant, maintenant que la police campe dans les rues animées, l’effervescence s’est essoufflée et je crois que les gens ne se sentent pas en sécurité en présence de policiers. En fait la police se permet même de couper la musique que vous jouez sur vos propres enceintes en raison des restrictions musicales. Il n’y a donc plus autant de monde qu’avant dans les rues.
Il y a quelques semaines, tu nous confiait tes inquiétudes sur l’augmentation de la présence policière, est-ce toujours d’actualité ?
L’hiver, la répression diminue. Ces dernières semaines par contre, chaque événement organisé s’est heurté aux forces de l’ordre et chaque soirée a été arrêté. Pour l’anecdote, quand j’étais au lycée, la politique de l’époque était géniale. Même si on était mineurs, je me souviens avoir fait la fête dans des endroits incroyables. Désormais, plus aucun de ces spots n’existent. Tout le monde a peur, tout le temps.
Taksim (quartier historiquement festif) était autrefois une référence pour Istanbul, mais aujourd’hui, l’industrie du divertissement, le théâtre et la musique ont quitté Taksim pour Kadıköy. Les lieux continuent de fermer, à moins qu’ils ne collaborent avec la police ou l’État. Sur la question, tout mon entourage est unanime : il n’y a plus aucun endroit où nous nous sentons en sécurité et chez nous. À ce niveau là, je crois sincèrement que continuer à nous amuser et à nous divertir constitue le fer de lance de notre protestation.
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