Du 3 au 7 août dernier se déroulait au cœur de la Dordogne la première édition d’un festival consacré aux musiques électroniques off-beat. Pas de dancefloor, de nombreuses activités bien-être et des horaires aménagés pour ne pas oublier de dormir : Nathalia Petkova, DJ bulgare résidant à Londres, proposait avec Experiment Intrinsic une alternative vivifiante dans une scène qui, souvent, donne dans la surenchère et la simple décharge énergétique.
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La veille du festival, tickets et places dans les voitures s’échangent encore. Chacun y va de ses hypothèses : certains redoutent la perspective d’un after de 4 jours, d’autres celle d’un long exercice de méditation forcée. Accroché à la voiture de Louis, un van pour chevaux rempli des pouffes géants qu’il fabrique à partir de polystyrène, toiles de montgolfières et affiches publicitaires ; des matériaux à l’obsolescence rapide qui ne trouvaient jusqu’alors pas de réemploi. Les coussins flottent dans l’eau et Louis – dont le projet se nomme pertinemment La Tête dans les nuages – rêve déjà de les arrimer pour organiser une descente de la Dordogne en mode rafting. Après six heures de route à travers des bleds aux noms aussi improbables qu’Arnac la Poste ou La Porcherie, nous déboulons à Castelnaud-la-Chapelle, bientôt guidés par la mini harpe africaine du concert de bienvenue.
La kora donne le ton d’un festival harmonieux, qui ne favorise pas tant la communication que l’introspection. Des visages se reconnaissent pourtant de teufs passées, pour la plupart de Londres et du Sunwaves. Car outre les live expérimentaux, la programmation fait la part belle à des DJs slaves, balkaniques et sud-américains réputés microhouse et minimale qui livreront, certains pour la première fois, des sets ambient et downtempo. Un garçon s’étonne que ses amis refusent de partager un ecsta : l’ambiance n’est pas Concrete mais musique concrète. Personne ne semble vraiment là pour jouer au pierre-papier-ciseaux chimique. Attablée à la lueur des bougies, ma team parisienne guette les étoiles filantes.
« Je ne vois que des avions ! », s’agace D.
Récemment rénové, le parc Joséphine Baker est surplombé par le splendide château que la danseuse et militante occupait avec son mari et ses douze enfants adoptifs, avant d’être expulsée pour cause de dettes. Un couple de quinquas promène son labrador, des enfants jouent dans la piscine au bleu céruléen. Les filles flânent, vêtues de longues robes aux tissus fluides. Le caractère sophistiqué de l’endroit est encore un peu déconcertant. L’impression d’être au mariage d’une cousine davantage qu’en festoche. Quelques stands vendent sapes, couvertures et attrape-rêves artisanaux, en phase avec les disciplines new age auxquelles s’essayer contre paiement d’un petit extra : yoga bien sûr, mais aussi bains de gongs, mantras, méditation par le regard, cérémonie du cacao…
« Culture club sous couverture, plaisante F. face au panneau Zero tolerance drug policy. De bobos underground, nous sommes devenus hippie chic.»
Si 400 personnes étaient attendues pour rentabiliser le festival, nous ne serons que 170. Dès midi, les DJs ouvrent le bal hyperréaliste. Ils mixent assis devant d’harmonieux enchevêtrements de branches, pierres et mousse réalisés par Naturalgoritm qui tiennent davantage de l’autel que du DJ deck. Ce qui frappe, c’est la totale absence de violence du festival. Le statisme est encore un véritable challenge pour moi.
Shcaa inaugure le night stage en tissant sound design et guitare lascive, l’ensemble prenant parfois les accents western d’une country désarticulée, d’un blues planant ou d’un rock expé pré-Velvet. Soudain, le ciel s’enflamme, une boule de feu file au-dessus de nos têtes : une météorite.
« Tu l’as aussi vue ? », s’exclame T, rassurée.
Nicolas Lutz et E/Tape prennent la relève. Dans leur dos, le mapping d’Acca et Dreamrec inonde la façade du propret petit pavillon aux volets bleus. Dans l’odeur fumée de la sauge, géométries ondulatoires et chimères digitales se mêlent aux nappes de synthé et tintements cosmiques, bruissements menaçants et même quelques préambules de beat venant titiller ceux qui encore, pensent qu’un moment sera propice à la danse. Rubik’s cube émotionnel, tri des diapositives cognitives. L’explosion sera implosion.
« C’est un enfant de huit ans aux platines ! », tripe un gars. Il vérifie le programme, n’en démord pas : « C’est pour ça qu’il s’appelle Baby Vulture. »
Sous son carré années 1920, l’artiste multimédia mexicaine Daniela Huerta n’a pourtant rien d’une enfant et plutôt tout d’une chamane. Les fréquences de son set, puissant et sensuel, montent et descendent le long de ma colonne vertébrale, réalignent nos méridiens à coups de voix ancestrales, crescendos sauvages et harmonies magnétiques. Échos à la Pink Floyd. Je pars dormir, apaisée par ce premier moment de grâce et cette séance de reiki collective.
Réveil au gré d’une baignade rafraîchissante dans la Dordogne, située juste en contrebas de la scène. Quatre Ophélies s’y laissent déjà flotter, emportées par le fort courant et la contemplation des montgolfières qui nous surplombent, chevelures mêlées aux longues algues qu’elles agrippent pour ne pas dériver davantage et manquer ce paysage surréel.
À l’ombre du saule pleureur, Melina Serser prend les platines. Allongés dans un joyeux bordel de pouffes, couvertures et serviettes jonchées de verres, paquets de tabac, kimonos et brosses à dents, on fume, se tire les tarots, dévore des sushis vegan, bouquine. J’aperçois du Stendhal, Joyce, Jodorowsky, et un Anglais qui déballe fièrement Eat Pray Love, comme muni du parfait starter kit hippie chic. Le vent se lève pour porter à nos oreilles les cascades dub. Les corps tanguent, les têtes oscillent. Chaque geste se fait totem, vases communicants. Les objets perdus sont retrouvés, les murmures jazzy deviennent mantras. Time to take a rest, time to take a risk. Redistribution des rôles. Match de la musique et des points cardinaux. Soudain, quelques personnes se lèvent et effectuent de petits mouvements suaves et aquatiques, paumes face au vent et aux accents hip/trip-hop : plus qu’une danse, un combat de sumo avec le temps.
« Le yoga modifie la chimie de ton corps. Tu gagnes des superpouvoirs… L’important est de réaliser que tu n’es pas seule à les détenir », dit Marta, m’invitant à sa séance de Vinyasa.
J’en ressors parfaitement apaisée. Parle d’amour et d’apocalypse en partageant une salade de pâtes et un sucre avec une jolie Allemande, et rejoins le night stage. Il n’est que 22 heures et déjà, Jan Jelinek étire le son comme un chewing-gum, les notes comme autant de prises d’escalade. L’impression, d’abord, d’avoir les oreilles bouchées : l’une s’accorde, puis l’autre, comme si le live du compositeur allemand ajustait mes balances internes. Dans son dos, le mapping vidéo de Coté transcende les matières en un insaisissable va-et-vient de l’organique au minéral : nuages de lave, rouges de chaires métalliques, ciels enflammés semblants peints par Turner, cellules phosphorescentes, écailles soyeuses… L’infiniment grand devient petit, et vice versa. La porosité est à son comble. Les visuels font en eux-mêmes l’exact effet d’un trip de LSD.
Confusion des contours et des sensations. À la lueur des bougies et d’une lune quasi pleine, on circule parmi des coussins qui sont des corps et se réarrangent instinctivement comme des vagues, ne s’extirpant de leur demi-sommeil et rêves éveillés que pour applaudir la fin du set. Les pouffes créent de parfaits petits pôles d’interactions, comme autant d’archipels à modeler selon les affinités, amitiés ou désirs. Ainsi amarrés, les uns contre les autres, des rires s’élèvent parmi la musique, le public entièrement intégré à l’oeuvre.
Les nappes sibyllines et percus organiques de Gwenan m’égarent pour un temps dans des solitudes d’enfance. Le ciel nuageux semble lui aussi mappé par Coté. L. renverse son godet de vin rouge et, pour la troisième fois consécutive, part en chercher un nouveau qu’il renversera de la même manière. Dans son dos Christopher Chaplin – fils cadet de Charlie qui se produisait plus tôt avec Roedelius – semble apprécier le burlesque de la scène.
Gyorgy Ono prend les platines et réveille d’emblée les fantômes, le son si puissant que j’ai d’abord l’impression de porter un casque. Les choeurs prennent la forme de mille langages. Ascension de la tour de Babel, crissement de la neuvième porte. And you are not alone, remember it’s true. Chacun partage son imaginaire en torrent, dépose une partie de son subconscient au creux des sonorités les plus envoûtantes.
« Ca fait 40 ans qu’on est là et pourtant, il n’est qu’1h40 », souligne M.
Changement d’échelles : la musique-compas réarrange l’espace-temps pour poser de nouveaux jalons. Andrew James Gustav poursuit dans cette lignée, révélant que le pouvoir de la musique réside justement dans cette capacité à entendre une même partition, pour chacun différente. La musique est un gigantesque système nerveux.
« J’ai refait toute l’histoire de France, dans un sens puis dans l’autre, constate L. en beurrant sa tartine.
– Moi j’ai juste refait le monde, dit D.
– L’un de vous aurait pas perdu 100 balles ? demande un garçon brandissant deux billets de cinquante euros.
– Moi ! », s’exclame B., qui n’en revient pas de sa chance et s’empresse de payer une tournée que nous sirotons au son des envolées dub et reggae de Vlada.
Si le village n’est qu’à vingt minutes de marche et le festival offre la possibilité de louer des vélos et des canoës, aucun de nous ne sortira de la bulle. Épuisés sans avoir dansé et sans avoir rien fait, l’après-midi file à toute allure. Au campement, vient l’heure du bizarre bazaar. Devant sa tente, le shop de vinyles et sapes Te Iubesc déploie ses trésors vintage aux couleurs et motifs improbables, finement sélectionnés, chargés d’énergies et d’histoires ne demandant qu’à être vécues. Nicolas Lutz vient chiner avec sa femme et son petit garçon, tandis que nos voisines slovènes vendent des poignées de tabac organique. Me voilà transportée l’espace d’un instant dans un troc post-apocalyptique.
Pouffes, coussins et duvets bâtissent une dernière fois nos cocons et remparts d’un soir. Accompagné de Jan Jelinek, Masayoshi Fujita nous désarme encore avec son vibraphone. Puis, Nathalia débute son set accompagnée de Lani Rocillo au gong. Dos droit, tête courbée, en parfaite symbiose avec l’instrument dont le vibrations nous massent. L’écoute est religieuse, beaucoup s’assoupissent. E/tape et Praslea poursuivent dans cette lignée méditative et animiste : chants d’oiseaux, bruissements de feuillages et quelques jolies percées jazz. Sur l’autre rive, également mappée, l’ombre d’une créature de fumée en constantes métamorphoses. On se croirait sur l’île de Lost.
Durant le retour, pour la première fois depuis trop longtemps, je ne pense à rien, accordée à mon propre rythme par ces trois jours à l’écart de toute productivité. Cette première expérience longue durée se grave en moi, me colle déjà à la peau et aux rêves. Pour seul message, son medium. L’expérience collective, l’échange muet propre à l’écoute.
Au dos du programme, je découvre alors seulement la citation de R. Murray Schafer :
« What where the sounds ? Of course, it does not really matter what they were.
The exercise is one of the concentration, and while you are waiting for the sounds that will release you, you hear a myriad of others. »
Avis aux aventuriers de l’intérieur : Nathalia a le beau projet de renouveler l’expérience chaque été dans un nouveau pays.
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Crédit photos : Experiment Intrinsic, Anne Laure Jaeglé
Anne Laure Jaeglé est l’auteure de Demande à la nuit, roman musical sur l’underground berlinois des années 2010.