13h : «Pollen 4 Life» de Mathew Jonson & Sebastian Mullaert, Hypercolour
La collaboration des deux maîtres d’une minimale expressionniste n’est pas exactement une release allemande mais, le genre étant très affectionné par les djs locaux, elle me semble l’hymne hypnotique idéal pour traverser Treptower Park en sortie de club.
«Pollen 4 Life» accomplit le challenge de ne pas lasser malgré la répétition d’un seul et même motif sur deux temps : le genre de courses de fond auxquelles Mullaert nous a habitué avec Minilogue. Déboulent bientôt les arpèges de Jonson, ces volutes de synthé magnétiques qui rendent ses prods à la fois surprenantes et reconnaissables entre mille. Libres. Illusion d’accélération, réajustement à soi : c’est de la musique de multivers à la rythmique subtile, en constant réagencement spatio-temporel. Apparaissent d’énigmatiques samples vocaux, le motif se désaccordant bientôt pour laisser les murmures prendre une ampleur shamanique.
Apaisée par l’ambiance familiale et désuète du parc, des baraques à fritures et vin chaud qui longent le port de plaisance, je lance le «Dub mix» : une promenade tout aussi psyché dans un champ rythmique plus safe et clairement orienté club. Réglé comme une horloge astronomique.
15h : «Disintegrating Sand» de Mike Parker, Trésor
Le ciel est bas dans les rues de Neukölln, les pavés luisant de cette bruine continue qui appelle l’hiver berlinois. J’atteins l’after.
«Disintegrating Sand» nous enferme dans une grotte peuplée d’animaux robotiques, mi-hyènes mi-lézards. De cette techno primale qui se danse à grands coups d’épaules. Les sonorités organiques et drums paranoïaques confirment mon impression que les releases du club Trésor sont une parfaite musique de descente. Après tout, c’est un genre nécessaire.
«Angels in Cages» poursuit dans les rebonds hypnotiques et le bestiaire cauchemardesque, de ces tracks répétitifs de chasse aux fantômes à travers lesquels tu peux scroller sans même le remarquer.
En face B, «Gyroscopic Precession» et «Meteor Crater» sonnent davantage Détroit : des morceaux d’urgence aux mille ressorts faisant office de respirateur artificiel sur leur public. Efficace.
Je m’embarque avec deux amies vers un plan pour pécho.
17h : «Get Down Brother» de Kapote, Toy Tonics
Parties pour une simple transaction, nous voilà invitées à partager les linguines aux fruits de mer d’une bande d’Italiens, le dealos étant aussi réputé pour ses talents de cuisinier. Je lance l’EP de Kapote.
J’attendais tout d’un jeune producteur berlinois sauf une house aux influences funk et «The Nose» fait très bien le job, avec sa pêche redondante, allumeuse, et un beau travail d’aiguillage sur les samples.
Je galère pour enrouler mes pâtes autour de la cuillère tandis que les Ritals, encore tout parés du noir Berghain, les filles au maquillage fondu jusqu’aux pommettes, se lancent dans un classement des plats que notre hôte leur a récemment concocté, s’engueulant au sujet de la valeur des scallope par rapport au pollo. Percus tribales, countdown. Les influences Blaxpoitation de «Get Down Brother» renforcent encore mon impression d’être dans un film de Tarantino.
«Uuh Baby» est, comme l’annonce son titre, bien plus minaudant. La mélodie orientalisante n’a rien de bien original, mais c’est rigolo. Le remix de Brame et Hamo part d’une intro filtrée et introduit des accords doucereux en forme de toboggans. Le rythme brut, sec, le dispute aux riffs de guitare lunaires et s’éclipse le temps d’une courte envolée plus épurée et expérimentale.
23h : «Layer» de Joachim Spieth, Affin
Apéro chez une amie pour qui tout ce qui n’est pas à 125 bpm minimum est de la musique d’ascenseur. J’opte pour «Layer 1» de Joachim Spieth, sorti sur son label Affin.
Contrairement à la house qui se rappelle toujours à toi, cette dark ambient tend à s’effacer pour mieux t’embarquer : une techno aux mélodies clandestines, notre attention détournée par le beat austère tandis que les nappes de basse sub nous emportent, insidieuses.
«Layer 2» joue encore plus directement de cette ambivalence entre doux et dur, force et faiblesse. Un type en vadrouille depuis quatre jours, balloté au gré d’approvisionnements en weed et kétamine, s’endort la tête en arrière, bercé par les nappes élévatrices, rassuré par les drums qui s’imposent soudain comme pour enfoncer le clou. Sur l’écran de l’ordi passe un clip de Mickael Jackson en mode mute. Quelque chose cloche. J’ai l’impression que c’est un complet inconnu qui danse et porte un costume mal ajusté de la peau du King of Pop. Six heures se sont écoulées en l’espace de deux. Temps de rejoindre l’aéroport.
Dans le bus, l’air de connivence des passagers des premiers avions, les yeux gonflés, le corps pas encore tout à fait ajusté aux vêtements. D’autres qui sueront leurs nuits blanches jusqu’à Orly, physiquement épuisés mais mentalement revigorés par cette ville à la fois toujours semblable, et parfaitement improbable.
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Anne Laure Jaeglé est l’auteure de Demande à la nuit, journal musical sur Berlin paru en 2016 aux éditions La ville brûle. Elle est également à l’origine du City Tour Guide de Berlin.
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