Acteur majeur de la deep techno, Luigi Tozzi a su en quelques années, imposer sa patte dans un style musical aujourd’hui en pleine effervescence. Artiste émérite, son humilité et sa sagesse font de lui l’ambassadeur d’une musique riche de voyages sonores. L’occasion pour nous d’échanger sur ses débuts, sa carrière et sa vision de la scène.
Né et grandi à Rome, tu as récemment emménagé à Paris quand tout le monde décide de migrer vers Berlin…
Effectivement, je suis arrivé fin août à Paris. J’ai un peu de famille ici en France, je parle le français depuis que je suis tout petit, donc tout ça a été très naturel comme choix. J’ai fait 15 ans de scolarité à Rome à l’école française, tout en étant éduqué par des professeurs français dans les années qui t’influencent le plus, celles de l’adolescence.
J’adore Berlin en y allant une ou deux semaines par an, mais si je me mets dans une ville où les habitudes des week-ends sont similaires à celles de la semaine, alors la routine s’installe et c’est fini pour moi. J’aime être dans une ville où j’ai la tête tranquille, pour travailler sur mes projets et ma musique. En plus, Paris est une ville très moderne dans ce qu’elle a à offrir. On peut tout trouver ici, comme par exemple un concert d’ambient / electronica dans une église, chose qui est plus rare en Italie.
Après avoir beaucoup lu sur toi, on note chez toi une forte humilité dans la vision que tu offres, tant sur l’aspect personnel que musical, avec un certain recul sur les choses…
Je pense que c’est essentiellement dû au cercle familial dans lequel j’ai grandi, un cercle qui évolue lui même dans de beaucoup de milieux artistiques. Donc même si je suis très fier de mon parcours, je ne me sens pas plus spécial que le reste de ma famille. Quant à garder la tête sur les épaules, c’est surtout une attitude qui vient essentiellement de l’éducation. Et dans ce type de milieu, celui de la musique, c’est encore plus important et nécessaire de savoir garder la tête froide. C’est un milieu dans lequel nous sommes placés au centre de l’attention. Il devient alors très facile de se faire manger par son propre ego. Et c’est en se laissant aller, en oubliant ses repères et ses origines, que l’on finit par perdre son chemin sur le pour quoi des choses. De mon côté, c’est justement ce parcours qui m’intéresse.
Au tout départ, je suis tombé dans la musique un peu par hasard, par accident, après m’être cassé la jambe en tombant lors d’une partie de football. J’ai été forcé de passer 3 mois en rehab, à une période de ma vie où j’écoutais énormément de musiques électroniques. J’ai donc décidé d’investir tout ce temps à ma disposition dans quelque chose de créatif, et c’est comme ça je me suis mis à jouer avec Ableton. Je n’avais rien en tête à ce moment-là, aucun plan quand j’ai sorti mon premier disque.
Une dynamique dans laquelle tu n’avais rien prémédité…
Exactement ! Et c’est une dynamique complexe parce que tu passes rapidement de ton studio à des situations assez hallucinantes et frénétiques, de façon très rapide, sans forcément y avoir été préparé.
Mais ça m’a permis de me mettre face à certaines de mes peurs et ça m’a fait mûrir beaucoup, en très peu de temps.
De mes débuts à aujourd’hui je me sens profondément changé sous plusieurs aspects, je prends plaisir à faire des choses que je vivais avant avec beaucoup plus de pression.
En plus de ce sujet de la construction humaine, j’ai appris que tu avais également accompagné d’autres enfants dans cette voie ?
Au sein de l’école française de Rome, j’ai eu l’occasion d’accompagner 3 enfants dans leur parcours scolaire, d’âges et de dynamiques complètement différents. C’est une période qui a beaucoup compté, en plus de me permettre de garder la tête sur les épaules. Lorsque tu passes un week-end où tu es le centre de tout, tu te sens forcément important. Puis tu te rappelles que tout ça n’est finalement rien. Quand tu es avec des enfants, tu dois t’investir pleinement avec eux : tu dois complètement sortir de toi, c’est une responsabilité, ils requièrent beaucoup d’attention. Ça été très important pour moi dans mon développement personnel.

Une chose qui est très paradoxale quand tu dis toi-même être plus intéressé par l’apprentissage que l’enseignement…
Pour en revenir à la musique, je pense que quand on parle de ce type de musique, on doit nécessairement être dans l’apprentissage et dans l’écoute. Je lisais l’autre jour un article dans Trax Magazine, avec ce focus sur l’intelligence artificielle. L’esprit de cette musique, c’est justement de ne pas avoir peur de tout ce qui est nouveau, et embrasser toutes ces possibilités et ces nouveaux environnements. Ce que je respecte le plus, ce sont ces gens qui n’ont pas peur du futur ou des nouvelles technologies. Je pense que ce que j’ai appris, je ne l’ai appris qu’en faisant ça, en affrontant mes propres peurs. C’est quelque chose de magnifique que d’apprendre à y faire face, un sport très agréable et excitant.
Dans cette évolution, tu as toujours gardé cette patte et cette approche qui caractérisent ta musique, de tes premières sorties sur Hypnus à aujourd’hui…
C’est vrai que cette première sortie sur Hypnus, Geonosis, est en pleine lignée de ce que j’ai fait jusqu’ici. C’est un EP dont je reste très fier, probablement l’un de mes préférés.
Avec Hypnus ça a commencé sur un forum : je démarrais la musique, et un jour, Ntogn, son fondateur, m’a demandé un des morceaux que j’avais produit, pour le jouer en live. Pour moi c’était incroyable à l’époque que quelqu’un veuille jouer mes morceaux, j’étais vraiment loin d’imaginer tout ça. Il m’a donc demandé ce morceau, tout me présentant les plans de ce qui, plus tard, allait devenir Hypnus.
Puis nous nous sommes perdus de vue pendant quelques temps. Un peu plus tard, quand je suis revenu vers lui, Hypnus comptait déjà ses premières releases, et Ntogn était moins intéressé pour recevoir de nouveaux projets pour le label. J’ai tout de même pris cette décision de composer un EP exprès pour Hypnus, qui a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. Ca a ensuite donné naissance à Geonosis.
Deep Blue Vol.2, est selon moi l’album le plus important que j’ai fait. C’est d’ailleurs pour ça que ce n’est pas facile de sortir un nouvel album… Je me demande encore comment j’ai pu réussir à produire cet album en une semaine… Ça m’a pris des mois ensuite pour le retravailler dans son histoire et sa progression, mais la structure a été très rapide, tout en étant très intense.
On parle beaucoup de ces sonorités très deep depuis un moment : qu’est ce qui rend le genre unique selon toi, comparé à la techno ?
C’est une question difficile car je pense que je le genre tombe peu à peu en panne depuis quelques temps : il a tendance à se standardiser ou à tomber dans ses clichés, aplatis par l’arrivée d’un millier de nouveaux producteurs qui émulent simplement grâce à Internet. Mais pour répondre à ta question, ce qui rend le genre unique selon moi, c’est qu’il soit très évocatif visuellement.

Et aujourd’hui, quelle est ton approche dans la production ?
Au départ j’avais juste une envie de retranscrire des émotions, avec cette musique qui est beaucoup plus profonde et ambient qu’une techno plutôt traditionnelle, avec ses évocations et ses imaginaires très forts. C’était surtout une approche de stimulation, de pouvoir amener et créer des choses visuellement évocatives et attractives.
Maintenant je joue de plus en plus sur les contraintes et les limites que j’impose dans mon processus créatif. Au tout départ, je partais surtout en me créant un environnement harmonique assez dense, puis en y ajoutant des rythmiques. Cela m’a apporté une certaine expérience, puis a fait naître d’autres défis personnels, plutôt basés sur la rythmique. Parce que j’ai toujours envie d’apprendre, je m’impose des règles pour repousser ma créativité au maximum. Car c’est en effectuant ce travail que je deviens véritablement libre dans ce que je fais et dans ma construction sonore et identitaire.
Tu es à l’honneur des 10 ans du label, sur la maxi-compilation Continuum, avec le morceau Irini. Tu peux nous parler un peu de ton histoire avec Dynamic Reflection ?
C’est une équipe à qui je dois beaucoup. Ma toute première release, je la dois à ce label, qui a vraiment marqué mes débuts en tant que producteur. Dynamic Reflection, c’est une équipe qui m’a fait confiance dès la création de mes premiers morceaux, quelques mois après avoir commencé à utiliser Ableton. A ce moment-là, je me souviens m’être dit « merde, c’est fou ! » (rires)
Quand ils m’ont parlé de ce projet des 10 ans, ça faisait parfaitement sens d’en faire partie, et c’est intéressant car c’est un morceau assez différent de mes productions habituelles. Puis ça m’a placé dans une compilation avec plein de gens que j’adore, avec beaucoup d’univers très différents, avec des gens comme Vril, Delta Funktionnen, etc.
Au démarrage de cette nouvelle année 2019, quel est ton bilan de l’année qui s’est écoulée ?
C’est un bilan assez binaire : c’est l’année la moins productive de ma carrière d’un point de vue discographique. Ca a plutôt été une année préparatrice pour l’année 2019, qui s’annonce comme une année très importante pour moi.
Beaucoup de sorties sont déjà dans les tuyaux pour cette année, dont ce prochain EP, qui sortira chez Non Series, le label de Psyk. Un EP beaucoup plus techno que ce que j’ai l’habitude de faire, en pleine adéquation avec le travail sur les rythmiques que j’évoquais. Ça a été un super exercice pour moi, je suis très content et heureux du résultat.
Côté scène, l’année 2018 m’a permis de beaucoup jouer cette année, notamment mes premiers lives, un moment qui a été crucial pour moi. Ça m’amuse beaucoup, ça m’apporte beaucoup en termes d’expérience. Ce live, c’est aussi tout un travail de réflexion et de création dans la structure et l’arrangement de mes morceaux, de déconstruire toute ma musique pour mieux la retransposer sur scène. Aujourd’hui, j’ai enfin trouvé une méthode qui me correspond parfaitement, après sûrement un million d’essais !
Pour en revenir à la production il y a tout de même eu ce fameux edit de Moby, un morceau que j’adore, et pour lequel je souhaitais qu’il soit pleinement intégré dans mes sets. Je me suis donné l’ambition de rendre cet edit le plus simple possible avec les trois accords du morceau, déjà parfaits à la base. Puis j’ai commencé à envoyer ça à mes amis, et j’ai reçu beaucoup de bons retours, ce qui m’a poussé à le rendre public.
En parlant de ton bilan musical, il y a eu ce morceau sur Afterlife avec Antonio Ruscito – Subterrel + Ex Funzione. Est-ce qu’il y a eu un avant et un après ?
Et bien cela va peut-être te surprendre, mais à aucun moment ! Et j’en suis même très content ! Ca aurait pu m’atteindre de façon très différente, marquer une certaine explosion, alors que je souhaite plutôt évoluer de façon assez organique dans la construction de ma carrière.
Ce morceau a vu le jour grâce à l’arpeggiator d’Antonio, lorsqu’il a ajouté au live sur lequel nous travaillions à ce moment-là. Ça sonnait complètement Afterlife. Cette sortie a été purement musicale, on ne se projetait pas un après à la sortie du morceau. On était évidemment ravis d’avoir une plateforme comme celle-ci pour sortir ce morceau, parce que ça fait beaucoup plus de monde pour écouter ton morceau. Ca, bien sûr, je ne peux pas m’en plaindre ! (rires)
Côté scène, tu as quelques souvenirs à nous partager ?
Dans le monde, j’ai vraiment apprécié l’année 2017 et 2018 en étant résident à Tbilissi, à Khidii. Je dois aller puiser au fond de mes goûts et de mon spectre musical pour y trouver un accord entre ce que j’aime et ce que le public attend. Là-bas, le public est habitué à ce que ça cogne, donc il faut créer l’alchimie entre ces éléments. Puis Tel-Aviv, où j’ai eu l’occasion de jouer après Richie Hawtin, Recondite, etc. après beaucoup de« monstres » qui n’ont pas exactement le même style que moi. Je me souviens d’une fois où Acid Pauli jouait Imagine de John Lennon : moi j’étais dans le backstage et je me disais « mais comment je vais commencer après… » (rires)
A Paris, le fait de jouer au Rex, un club dans lequel j’allais à chaque fois que je venais quand j’avais 16 voire 18 ou 19 ans, c’était l’endroit dans lequel j’allais avec mes amis plus jeune. Donc ça te fait de l’effet la première fois que tu joues là-bas, surtout quand c’est un lieu qui a eu une influence sur toi. Et puis il y a Concrete, bien évidemment, que j’aime beaucoup aussi.
Cette année, je me suis aussi retrouvé plusieurs fois à jouer des sets très longs dans de très petites salles : ça a été très formateur ! Le Masada à Milan par exemple, est un endroit super, au cours duquel j’ai joué 8 heures. Je commence à adorer jouer des sets longs dans de petits clubs. Ce qui est un truc qui me fait sourire car en repensant aux peurs que j’évoquais… Je me souviens avoir été terrorisé lorsque j’avais les gens trop près de moi à mes débuts, et là aujourd’hui j’en ai absolument besoin.
Et de ton côté, quel est le regard que tu portes sur la scène italienne aujourd’hui ?
En ce moment la scène italienne n’est pas au mieux quand on la compare à des villes comme Paris ou Berlin. Peu de choses vraiment neuves arrivent à émerger, au point parfois qu’elle soit associée à un aspect plus business que musical. A un moment donné, il s’est vraiment passé de belles choses en Italie, mais ça n’a pas duré. Les historiques de la scène ont commencé à leur tour à migrer à Berlin. Beaucoup sont partis à un moment où ça aurait peut-être été important de rester ici. Mais je ne le vois qu’avec du recul, je ne connais pas la dynamique personnelle de leur vie.
Et aujourd’hui, tu l’imagines comment le futur de la musique électronique ?
Je pense que si nous n’avons pas peur de ces nouvelles technologies, comme celles de l’IA, cela peut alors devenir très intéressant. L’échange avec une machine peut faire peur, mais je pense que c’est incontournable dans l’esprit de la musique électronique, sans pour autant tomber dans le cliché des citations de Jeff Mills. Faire face à la technologie, c’est justement l’identité même de la techno.

Pour l’occasion de ta venue à Concrete, on t’a demandé une playlist pour découvrir ton univers et celui de la deep techno. Tu peux nous en parler ?
Dans cette sélection, j’ai choisi des artistes qui proposent des morceaux très évocatifs comme Rrose, Korridor ou Mike Parker. Selon moi, ce sont 3 musiciens à l’avant-garde, avec des identités sonores très marquées. J’ai également retenu Dino Sabatini ou Voices From The Lake , qui ont une approche de la deep techno bien plus tribale dans leurs compositions, et qui arrivent à m’emmener très loin à chaque écoute.
J’ai souhaité démarrer cette sélection avec Plastikman car c’est, toujours selon moi, le père fondateur de ce mouvement deep techno, notamment grâce son album Consumed. J’ai également choisi, Abudlla Rashim ou Acronym, qui composent et oscillent entre techno et ambient. Pour Refracted et Etapp Kyle, j’ai pris deux morceaux qui ont vraiment défini le genre. Ce sont des morceaux qui ont beaucoup compté pour moi, de vrais exercices de style, et dont le résultat est vraiment parfait.
Pour introduire les personnes au genre, je pense que c’est une bonne playlist, et je ne peux que leur souhaiter une bonne écoute ! 🙂
Luigi Tozzi : Facebook / Soundcloud / RA
Samedi 12 janvier : Concrete: Inigo Kennedy, Aasthma, Luigi Tozzi, Hemka
